Depuis la réélection
contestée du président Mahmoud Ahmadinejad en juin 2009,
les manifestations se sont succédé en Iran en dépit
d'une forte répression. Prérévolution ? Contestation des
dérives du gouvernement ? Que se passe-t-il vraiment
dans la République islamique ?
Ce qui se passe en Iran ? Tout le monde voit bien
qu'il existe un mouvement de dissidence, une
protestation contre le système, - et pas seulement le
gouvernement et Ahmadinejad, mais tout le système et ses
institutions. Ce mouvement a débuté en apparence avec la
réélection frauduleuse du président Ahmadinejad en juin
2009, mais en fait, les bases de cette contestation
étaient là depuis longtemps. Par exemple, déjà sous la
présidence réformatrice de Mohammad Khatami (1997-2005),
elles étaient déjà dans la tête des gens, dans les
universités notamment.
C'est l'élection de juin dernier qui a permis à tout
cela d'éclater au grand jour : ce mouvement a trouvé là
une opportunité pour s'exprimer ouvertement. Depuis, le
mouvement connaît des hauts et des bas. Actuellement, il
y a une sorte d'étiage, comme on l'a vu le 11 février
pour le 31e anniversaire de la révolution de
1979, même s'il ne faut pas surestimer ce passage à
vide, on y reviendra.
D'un point de vue théorique, et c'est cela le plus
important, la République islamique traverse une crise
extrêmement sérieuse. On n'y prêtait pas attention, mais
il y a toujours eu des tensions internes. La République
islamique a compté dès le début des principes
indéfendables, comme celui du Velayat e-faqih (qui
institue la primauté du religieux sur le politique).
Beaucoup de choses n'ont jamais été définies : la
dissidence politique est-elle un délit ? Que veut dire
la notion de liberté, où sont ses limites et celles de
la presse ? Que veulent dire Parlement et élections ?
Tout cela a évolué avec la révolution sans qu'on y mette
de l'ordre. Le système a pu se débrouiller ainsi un
certain temps, mais ce n'est plus possible trente ans
après. Surtout dans une société de plus en plus jeune et
éduquée, qui perçoit clairement la situation et ne
reçoit que de vagues réponses à ses questions de
clarification.
Justement ce pouvoir sans cesse radicalisé, quelle
est sa nature aujourd'hui ?
C'est une tyrannie religieuse, sans aucun doute. Le
Velayat e-faqih est un despotisme religieux qui a
remplacé le despotisme monarchique du chah. A l'époque,
les slogans révolutionnaires parlaient d'offrir au pays,
la liberté, l'indépendance et la République islamique.
Mais au final, ce qui a émergé, c'est ce despotisme
religieux.
L'ayatollah Khomeyni (fondateur du régime) n'a
jamais aimé l'idée de démocratie, c'est lui qui s'est
opposé à ce qu'elle soit mentionnée dans la définition
de la République islamique. Car, à ses yeux, l'islam
contenait tout : la liberté, la démocratie, la justice,
le républicanisme, une économie équitable. Ils ont vendu
cette idée simpliste aux gens, et je dois avouer que
nous l'avons achetée à ce moment-là.
C'est plus tard qu'on a compris que rien n'était
clair. Même pour eux. On le voit aujourd'hui jusque dans
le débat qui s'est ouvert sur la question de la
compatibilité des sciences humaines avec l'islam : comme
les sciences humaines concernent la philosophie et la
politique, rien ne peut en sortir, forcément. Tout cela
explique que la crise s'aggrave et qu'ils cherchent
partout des responsables, parfois à l'étranger, parfois
à l'intérieur. Sans succès. Le seul outil qu'ils peuvent
utiliser, c'est une répression accrue.
Un legs positif de la révolution c'est
l'accroissement du nombre d'étudiants, 200 000 il y a
trente ans, 2 millions aujourd'hui. Si on ajoute leurs
familles, cela fait 10 millions de personnes, dans tout
le pays. Ce qui veut dire qu'une partie importante de la
population est capable de comprendre ce qui se passe,
peut l'expliquer, l'analyser, et qu'on ne peut plus la
tromper avec des arguments fallacieux.
Le mouvement "vert" de contestation est spontané,
désorganisé. Que veut-il vraiment ?
Il n'y a pas une unanimité, les gens ont des opinions
évidemment différentes mais, à mon avis, on ne peut
expliquer ce qui se passe avec des grilles de lecture
gauche-droite, ou séculier-non séculier. Le coeur du
problème, qui remonte à plus d'un siècle, c'est la lutte
contre la tyrannie.
C'est le problème de ce pays depuis des décennies.
Cela a commencé avec la révolution constitutionnelle de
1906. C'était contre la tyrannie monarchique, comme pour
la Révolution française. Ce que les gens réclamaient,
c'était avant tout la justice. Du temps du chah
(Mohammad Reza Pahlavi) c'était pareil : ce qui
manquait, c'était aussi la justice. Aujourd'hui on en
est toujours au même point.
Ce que les gens réclament dans la rue, c'est la
justice, avant même la liberté. Ils ne discutent pas de
la nature d'un éventuel prochain régime, ce qu'ils
veulent, c'est la justice. Le problème reste central car
la partie la plus corrompue du régime aujourd'hui, c'est
le pouvoir judiciaire.
C'est pourquoi je crois que la notion de sécularisme
ne compte que pour une minorité, comme la notion de
liberté n'est importante que pour les intellectuels,
pour une classe limitée.
Que la direction du pouvoir judiciaire soit élue et
non nommée par le Guide suprême, Ali Khamenei, serait
une avancée. Mon expérience m'a montré que le coeur de
la démocratie occidentale, c'est précisément
l'indépendance du système judiciaire. Vous pouvez avoir
des élections, un Parlement, une presse, mais si le
pouvoir judiciaire est corrompu, tout est compromis,
c'est le pilier de la démocratie. En Iran, il faut que
le pouvoir judiciaire soit suffisamment indépendant.
Comment le faire sans changer tout le système ?
Faut-il une révolution, un changement holistique ou
bien une simple évolution ? Je ne prône pas une
révolution. Deux révolutions en une génération, c'est
trop. Les révolutions ont des conséquences très
douloureuses, des bains de sang, la violence... Je sais
que les révolutions ne se planifient pas, elles arrivent,
mais on peut les prévenir. Et, à part quelques jeunes
qui n'ont pas connu la révolution (de 1979), peu
de gens y sont sans doute prêts.
Le Guide suprême Khamenei est-il capable de
changer le cours des choses ?
En apparence, le Guide ne semble pas prêt à cela. Je
ne pense pas qu'il ait quoi que ce soit en tête qui
puisse préparer un changement. Mais, cela, c'est ce
qu'on voit de l'extérieur. En profondeur, au sein du
gouvernement, (l'ancien président de la République
toujours puissant dans les rouages du pouvoir) Hachémi
Rafsandjani a ses propres supporteurs...
Des gens comprennent que la crise est sérieuse. Le
Guide suprême n'est plus tout à fait le Guide suprême.
Les gardiens de la révolution (l'armée idéologique du
régime) ont la haute main sur beaucoup de choses
: c'est du donnant-donnant entre les différentes
factions du régime.
Les fondamentalistes qui soutiennent M.
Ahmadinejad, qui croit lui-même au retour du Mahdi,
l'imam caché des chiites, pèsent lourd dans cette
équation...
C'est exact, mais le fondamentalisme produit son
opposé, au sens hegélien, ça ne peut pas continuer comme
ça. Je crois que lorsqu'il parle du Mahdi, M.
Ahmadinejad est sincère. C'est un homme sans culture, ce
qu'il dit sur le nucléaire témoigne de son ignorance.
Cette ignorance explique qu'il soit très
superstitieux. Mais un changement doit se produire,
sinon tout le monde a tout à perdre. D'autant que le
Guide suprême, qui n'a pas accès à Internet, est coupé
de tout. Il est devenu prisonnier de son propre système,
dans lequel les gardiens de la révolution et les membres
de son bureau sont importants. Hachémi (Rafsandjani)
s'informe sur le Net une heure par jour, il a accès au
monde extérieur. Il réfléchit.
Viendra un jour où un référendum sera inévitable,
pour empêcher une révolution, une guerre civile, ou la
continuation de cette situation. Quand ? Il faut
attendre. Son objet, ce seront les limites du pouvoir du
Guide suprême. Si vous limitez ses pouvoirs, le Guide
suprême ne sera plus qu'un leader virtuel. En Iran, il
est encore trop tôt et trop délicat pour s'attaquer
frontalement au Velayat e-faqhi.
Le 11 février, M. Ahmadinejad a remporté une
victoire policière sur le mouvement "vert" qui n'a pu
manifester dans la rue. Quel est l'avenir du mouvement ?
Le 11 février, n'a pas été une victoire écrasante du
pouvoir : il avait pris ses dispositions, déployé la
police et convoqué ses supporteurs comme il l'a toujours
fait.
Il faut être patient. Elections après élections, les
occasions vont se multiplier pour le mouvement "vert".
Les élections n'ont longtemps été que des "outils" pour
le pouvoir, pour justifier sa légitimité.
Ce ne sera plus possible à présent. Ce qui va
contraindre le régime à redéfinir les règles de
participation démocratique dans un sens restrictif,
voire inconstitutionnel, ce qui créera une nouvelle
crise. La réouverture des universités, en septembre,
sera aussi une occasion pour la contestation. Mais, bien
sûr, la rue ne doit pas en être le théâtre principal. Le
mouvement doit être plus organisé.
Quant aux risques de radicalisation, ils existent.
Mais tout le monde est d'accord qu'il faut éviter cela,
car ce mouvement ne peut se le permettre. Il n'a pour
lui que les masses et la conscience des masses. La
patience doit devenir leur vertu : quelque chose va se
produire, dans un an ou deux..
L'islam n'est-il pas en Iran la première victime
de ces trente ans de despotisme religieux ?
Ma réponse est oui. Mais il y a différentes
interprétations de l'islam. Celle du despotisme
religieux, traditionnel, officiel est une victime de ces
dernières années : à présent elle est battue en brèche,
mais elle est indéfendable.
En revanche, une nouvelle interprétation de l'islam
est en train d'émerger : une interprétation plus
démocratique, ouverte sur la modernité et les droits de
l'homme qui ne sont pas considérés comme une valeur
occidentale. Certes, des gens se détournent de l'islam
en raison de l'image que le régime en a donné, mais
cette approche plus démocratique prend de la consistance.
Le mouvement "vert" en est un symbole.
C'est important, parce que je crois qu'un
gouvernement anti-islamique ou indifférent à la
religion, ne peut l'emporter en Iran. C'est un fait,
même si une certaine sécularisation est souhaitée entre
la religion et l'Etat. A l'avenir, je ne crois pas
qu'une interprétation unique et officielle de l'islam
s'imposera, il y aura une forme de pluralisme, sans
Guide suprême. Chacun choisira son guide spirituel.
Pourquoi certains religieux, critiques du pouvoir,
ne se font pas entendre ?
Je leur ai demandé : pourquoi êtes-vous silencieux,
alors que dans votre coeur vous n'appréciez pas tout ce
que fait le pouvoir actuel, vous qui vous étiez levés
contre le chah en 1979 ? Savez-vous leur réponse ?
"Avec ce régime basé en théorie sur l'islam, nous avons
certaines choses en commun. Avec le chah, nous ne
partagions rien, il était donc possible de se lever."
De plus, face au chah, les religieux avaient une
réelle alternative à proposer : le système islamique,
ils se sentaient puissants et capables d'inviter les
gens à les suivre. Ce n'est pas le cas aujourd'hui, ils
peuvent critiquer telle ou telle mesure, ils peuvent
détester telle ou telle chose, mais ils n'ont pas à
offrir une vision plus démocratique de l'islam. Cette
vision, on la trouve chez les intellectuels, pas chez
eux.
La crédibilité du clergé n'est plus ce qu'elle était,
et ils le savent. Avant, les gens allaient les voir pour
leur aura religieuse, ils leur baisaient les mains.
Maintenant s'ils vont les voir, c'est pour la politique,
parce qu'ils sont proches du pouvoir. Le clergé n'est
plus respecté pour sa position religieuse. Dans un
système démocratique, on ne craint pas le leader, on le
respecte. Khamenei, lui, n'inspire aucun respect
spontané, juste de la crainte.
La révolution islamique a-t-elle contribué à une
mauvaise image de l'islam en Occident ?
Dans les sociétés musulmanes, l'impact de la
révolution a été que l'islam pouvait être utilisé pour
faire une révolution. C'est une force qu'on ne peut
ignorer. Le mouvement "vert" tente de le montrer
aujourd'hui, dans sa promotion d'un islam démocratique.
Dans les sociétés occidentales, le regard n'a pas
toujours été impartial, on a attribué à l'islam des
désordres qui relevaient en Iran seulement du processus
révolutionnaire comme on a pu le voir ailleurs. Il y a
eu une démonisation de l'islam. Et ce qui s'est passé
ces derniers mois en Iran ajoute à cette démonisation.
Mais il ne faut pas voir ce pays juste à travers le
prisme de son gouvernement.
L'Iran, c'est aussi une société très dynamique. On ne
le voit pas assez. En dépit de la répression, énormément
de livres y sont publiés et beaucoup de films y sont
réalisés. C'est bon signe.